Pourquoi La Belle et ses princes presque charmants est-elle la meilleure émission de téléréalité de tous les temps

Il y a dix jours a démarré la troisième saison de La Belle et ses princes presque charmants, la meilleure émission de l’histoire de la téléréalité. Bon j’avoue, je m’enflamme volontairement pour appâter le chaland sur ce magnifique blog refait à neuf, mais ce n’est pas si loin de la vérité. Je m’explique :

Un beau jour d’avril 2012, en naviguant négligemment sur les chaînes de ma télé, je suis tombé au milieu d’un épisode de La Belle et ses princes presque charmants. J’ai pas trop aimé, je trouvais ça bête et vil, pas très drôle, j’ai zappé. Deux semaines plus tard, retombant dessus par hasard, j’ai cette fois-ci été happé par une espèce de magie télévisuelle qui s’opérait devant mes yeux. Depuis, je n’ai plus manqué un seul épisode.

N’étant pas plus con qu’un autre, je me suis demandé ce que je pouvais bien trouver à cette émission décriée de toutes parts, notamment par le philosophe Christophe Carrière qui résumait récemment sa pensée par cette formule lapidaire : « C’est l’école de la bêtise qui devient le collège du fascisme » (Touche pas à mon poste, 25 novembre 2013).

DébatIls zappent.

Bon. Qu’est-ce que la téléréalité ? Selon un récent rapport du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel, on la définit au sens large comme un format d’émission « plaçant des personnes anonymes ou connues dans des situations artificielles créées par la production afin d’observer leur comportement et de susciter des réactions positives ou négatives chez le téléspectateur, provoquées par une forte tension dramatique et émotionnelle ». Pour résumer, le principe est de soumettre des individus ordinaires à des situations sociales prédéfinies, constituant le synopsis du programme, le « protocole » pour ainsi dire.

Dans Loft Story les candidats sont enfermés avec des inconnus sans le moindre contact avec l’extérieur, chacun doit s’accommoder de cet entourage restreint, au détail près que chaque semaine il lui est possible de voter pour éliminer la personne qu’il aime le moins.

Même principe pour Secret Story, auquel on ajoute la dimension apportée par le contexte de jeu de rôle. Au delà de la recherche du secret des uns et des autres, on y encourage les candidats à mentir et à manipuler leurs petits camarades en accomplissant des missions rémunératrices proposées par « La Voix », autorité toute puissante.


Je casse le mythe : la voix a cette tête-là.

Mais qu’importe le protocole ; à son âge de pierre (première moitié des années 2000), le succès de la téléréalité réside avant tout sur l’identification du spectateur, à des personnages et à des situations :

– Le casting est composé de manière à ce que chaque spectateur s’identifie peu ou prou aux candidats. À chaque saison son rebeu, sa cagole, son discret, son gay, son gothique etc. Chaque candidat est identifiable, marqué, stéréotypé, chaque spectateur a ses préférés, qu’il aime suivre au fil de l’aventure, comme les personnages d’une série télé. À la fin, le vainqueur est généralement le Français moyen, dans lequel la plupart des téléspectateurs se retrouvent.

– Une certaine forme de réalité est évoquée en jouant d’abord sur des contextes familiers au spectateur (par exemple la vie scolaire dans la Star Academy, profs, notes, bulletins), et surtout sur les mêmes dynamiques de groupes que dans la vie courante : prise de pouvoir, conflits, cohésion, solidarité, attachement, dépendances. L’intérêt socio-psychologique du programme est limité, j’en conviens, mais non nul. Par exemple, dans toutes les éditions de Loft Story puis Secret Story on constate systématiquement au bout d’un certain temps la tendance à la subdivision du groupe en deux clans antagonistes. Eh ouais.


Bon trimestre.

En 2001, les premiers lofteurs ne savaient absolument pas où ils mettaient les pieds, ils étaient contrôlés voire manipulés par la production et réagissaient comme de vraies personnes face aux situations proposées. Mais il n’a fallu que quelques années pour que les candidats maîtrisent totalement les codes du genre et renversent les rôles en contrôlant leur image et donc le programme lui-même.

Dès lors, la téléréalité devait changer ses mécaniques de jeu et de fonctionnement. Petit à petit, et en suivant la direction indiquée par les plus grand succès d’audiences, elle a été gagnée par une mickaelvendettaïsation du spectacle télévisuel, une manière de porter au pinacle les personnages les plus exécrables précisément pour leurs défauts.

Dans Les Anges de la réalité ou Les Chtis à Vegas/Miami/Ibiza/Mykonos/Hollywood, fini le live 24h/24 comme à l’époque de Loft Story, exit la mise en scène discrète et effacée des émissions quotidiennes, désormais c’est le montage frénétique qui fait la loi, le cut nerveux et la musique pompière, avec un seul objectif : rendre les personnages les plus drôles possibles, les plus ridicules possibles. Dans les nouveaux formats, il n’y a plus d’élimination hebdomadaire ou si c’est le cas, on ne consulte plus le public pour faire la décision, au risque de perdre les bons clients.

Les héros de la télé-réalité 2.0 sont des phénomènes de foire, que l’on moque pour leurs comportements incongrus et leurs punchlines stupides. Dès lors, la question de l’identification devient hors de propos. Personne ne s’identifie au personnage de Nabilla (sauf éventuellement de futurs candidats de télé-réalité). C’est même tout l’inverse : la nouvelle téléréalité se construit sur une mécanique de distanciation entre les candidats et les spectateurs, à la manière de la nouvelle génération de reality-shows apparue également dans les années 2000 (Confessions intimes, Tellement vrai, etc.).

AllôLe jour où tout a basculé.

C’est là qu’intervient La Belle et ses princes presques charmants. Dans ce programme, une jolie fille cherchant l’amour est courtisée par une vingtaine de prétendants, répartis en deux groupes que l’on peut définir pour simplifier comme « le groupe des Beaux » et « le groupe des Moches » (mais j’y reviendrai plus tard). Ici, la séparation en clans que l’on voyait surgir dans Loft Story au bout de quelques semaines se fait naturellement par le principe même de l’émission.

Une voix-off, omniprésente, nous présente les deux groupes sous les titres respectifs de « séducteurs » et de « prétendants au physique atypique », auxquels elle se tiendra jusqu’à la fin du programme. L’avantage des séducteurs sur les prétendants : ils sont beaux. L’avantage des prétendants sur les séducteurs : ils sont gentils, ou plus exactement, ils possèdent « des qualités de coeur », auxquelles la candidate semble attacher beaucoup d’importance. On nous suggère par là que le champ du combat sera la capacité des Moches à montrer leur « beauté intérieure », forcément absente chez les Beaux, garantissant une certaine équité entre les différents candidats…

Les deux équipes et l’arbitre.

L’attraction du programme est La Belle, qui va voir évoluer tous ces garçons pendant plusieurs semaines pour au final déterminer lequel elle aura préféré. Son critère principal, dit-elle, et cela semble être l’argument principal de l’émission est que l’élu ne s’intéresse pas à son apparence physique, rejoignant le point de vue de la voix-off.

On se rendra compte assez vite que la voix-off raconte n’importe quoi, avec une naïveté savamment dosée, quasi-socratique. Sa fausse bienveillance n’est qu’un moyen de nous faire prendre conscience de ce que les images nous jettent au visage, un constat aigu et impitoyable : il ne suffit pas d’être un brave mec pour séduire. Si la voix-off fait semblant de décrire les situations avec un optimiste extrême, martelant sans arrêt les chimères de la beauté intérieure et des qualités de coeur salvatrices, les images racontent l’amère réalité avec un cynisme jouissif. C’est là où le programme est exceptionnel : il fait lui-même voler en éclat les poncifs qu’il assène lui-même.

Petite parenthèse : pour se convaincre de l’ironie génialement discrète de la voix-off il suffit de l’écouter l’exprimer par petites touches au fil de l’émission, l’air de rien. Extrait (S03E01) :

Bastien : – Tu viens d’où ?
Thibault : – Du Val d’Oise.
Bastien : – Val d’Oise ?…
Thibault : – Paris.
Bastien : – Ah ok !… Plus au nord moi.
Thibault : – Ah ouais.
La voix-off : – Entre Bastien et Thibault, la conversation va bon train !

Une vraie pute.

L’histoire de l’émission veut que les Moches soient les premiers à arriver dans la maison où tout le monde sera logé pendant la durée de l’aventure. Outre leur physique, tout participe à faire comprendre qu’il s’agit bien du groupe des Moches : on ne leur fait parler que de leurs déboires amoureux, de leur manque de confiance en eux, de choses assez tristes en somme. On nous suggère qu’ils n’ont d’intérêt ou de passion pour rien, sauf si elle s’exprime de manière décalée (comme posséder un set de draps représentant des camions de pompiers (S03E01) ou coller un plan de métro sur le mur pour suggérer son amour pour la RATP (S02E01)).

On pourrait très bien les présenter sous leur meilleur jour, exhiber d’eux quelque chose qui les sortirait de leur condition de Moche, mais non, tout est fait, dans le montage, la réalisation, le choix des musiques et des sons illustratifs, pour que l’on ne s’identifie surtout pas à eux, relégués à des symboles de l’échec amoureux, voire de l’échec de socialisation en général. Nous sommes dès lors acquis à leur cause à tous, universelle, et souhaitons qu’ils parviennent au bonheur comme on le souhaiterait pour nous-mêmes.

 

Lors des deux premières saisons, un candidat nommé Anthony contrebalance le sentiment de tristesse générale en faisant le show : il parle sans arrêt, avec une emphase inappropriée et chante à tue-tête dès que l’occasion se présente. Car même si l’intérêt du programme réside surtout dans l’opposition de deux masses antagonistes, on ne ferme pas la porte aux exploits individuels des personnalités qui se détachent, c’est bien naturel. Un divertissement intelligent est avant tout un divertissement.

À l’opposé des Moches, qui incarnent harmonieusement une certaine idée de l’inadaptation et du malaise, les Beaux eux ont tous une fierté et une assurance démesurées, tout en étant présentés comme des abrutis finis. En interview, ils balancent énormité sur énormité dans un français approximatif, rendu encore plus comique par leur aplomb déconcertant (« Si il y avait un métier de séducteur, je crois que je serais le directeur » (S02E01)). Leurs principales caractéristiques : ils sont beaux, musclés, à moitié à poil en permanence, épilés des sourcils et extrêmement arrogants. Là encore, la caricature est extrême pour empêcher toute identification.


« Beau blond aux yeux bleus, Mich n’a qu’un seul but : collectionner les conquêtes.
Il adore faire la fête entre amis et soigne beaucoup son look » (site officiel)

Les individualités sont secondaires, d’ailleurs la cohésion de chaque clan et son opposition au clan adverse est sans cesse mise en avant. Tous les Beaux se lèvent à la même heure, se retrouvent au même endroit, prennent les décisions ensemble, sont à peu près toujours d’accord entre eux. Pareil pour les Moches.

Du reste, le monde extérieur n’existe pas ; quand toute cette troupe se met en route pour gagner un restaurant ou un parc d’attraction (S02E03) il n’y a pas âme qui vive autour d’eux, ils sont seuls, toujours ; l’humanité se réduit sous cette forme simple, schématique, allégorique : les Moches, inadaptés, complexés, gentils, les Beaux, confiants, à l’aise, méchants, et la Belle, double du spectateur, qui ne pourra que confirmer la victoire finale des Beaux.


Ah si ! On voit parfois passer un bout de perchman.

Car l’issue est connue d’avance, comme dans ce match de water-polo proposé aux Moches par les Beaux dans la saison 2, scène fascinante tant elle symbolise une certaine fatalité dans la défaite. On sait que les Moches vont perdre le match comme on sait qu’à la fin du programme, ils verront la Belle repartir avec un des membres du groupe adverse. La voix-off commentera alors d’un air désapprobateur dans un dernier élan de fausse naïveté : « La Belle a finalement préféré la beauté physique à la beauté du coeur », après avoir brillamment entretenu pendant plusieurs semaines la possibilité d’une victoire des Moches.

Rien n’est réel dans La Belle et ses princes, tout est monté, truqué, arrangé ; même les principaux acteurs ne s’y reconnaissent pas, cependant tout est réaliste, cohérent. Comme dans les grandes comédies, la caricature extrême est permise par une idée directrice, un point de vue, une vision du monde distillée dans chaque séquence, chaque plan, qui rend l’intrigue homogène et crédible. Et comme dans une bonne comédie, on ne rit pas spécialement par mépris pour les personnages, mais parce qu’ils nous évoquent des situations, des moments, un monde, absurdes, que l’on reconnaît.

Car oui, lecteur ! je vais persister et signer d’un dernier coup de plume rageur et définitif : oui, sous des dehors racoleurs et outranciers, ce qui nous est montré adroitement dans La Belle et ses princes presque charmants, c’est le monde dans lequel on vit. Et refuser cette téléréalité, c’est refuser la réalité. Rep a sa, Christophe Carrière.

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