Cela va faire bientôt deux mois que le meilleur album de l’année 2010 est sorti. Il s’agit de Ivory Tower de Gonzales, qui sert d’ailleurs de bande originale pour un film au charme fou, qui porte le même nom et sortira en salles à une date indéterminée, peut-être jamais.
Knight Moves, le premier titre d’Ivory Tower, est un authentique chef-d’oeuvre. S’ouvrant sur quatre simples accords de piano, progressivement suppléés par de jolis arpèges puis par une ligne rythmique disco, le morceau étale sur quatre minutes son thème parfait, ponctué ça et là d’un refrain morriconien tout en voix féminines et cordes éthérées.
J’ose affirmer que Chilly Gonzales fait partie de ces gens qui font avancer la douce musique du piano à travers notre siècle, en digne héritier de Bach, Beethoven, Schubert, Chopin, Liszt, Debussy, Satie, Joplin, Jarrett, Elton John et Roger Hodgson. Heureusement, il n’est pas seul.
1. Gonzales (38 ans, Canada)
Génie musical, comme il aime à se présenter lui-même, Chilly Gonzales s’est forgé au fil des années une solide réputation d’artiste farfelu et multitâche. Sa carrière a débuté il y a dix ans avec un album de hip-hop, puis s’ensuivirent trois autres dans la même veine ; mais son talent a explosé à la face du monde en 2004 avec Solo Piano, album de solos de piano (oui) visiblement inspiré par Joplin et Satie, et pourtant unique en son genre. La même année, il asseyait aussi son statut de producteur pour des albums de Feist, Katerine et Jane Birkin.
Mais c’est sur scène qu’il est révolutionnaire. Avec un piano, il peut tout faire, tout jouer, mais surtout ne se départ jamais de son humour très personnel, directement lié à la musique. L’un de ses spectacles s’appelait d’ailleurs Piano Talk Show : entre deux morceaux, il y donnait des cours hilarants de théorie musicale (clique !), faisait part de quelques « anecdotes glaçantes » sur son travail avec Charles Aznavour, proposait des extraits live de son prochain opéra autobiographique racontant son enfance de génie musical, et invitait même des illustres confrères à venir chanter avec lui (Katerine, Arielle Dombasle, Teki Latex).
Il est de surcroît le recordman du monde du concert le plus long (27 heures), que le théâtre Cine13 de Paris a eu l’honneur d’organiser. Il a également joué les mains de Gainsbourg dans la biographie « héroique » de Joan Sfar et est l’auteur des deux seuls bons titres de la bande originale de ce film épouvantable. Gonzales sait tout faire, et il le fait bien. Ci-dessous, deux de ses titres-phares, DOT et Take me to broadway, en live.
2. Francesco Tristano Schlime (29 ans, Luxembourg)
Pianiste classique de formation, Francesco Tristano délaisse depuis quelques années la musique baroque pour faire avancer la musique contemporaine. Son album Not for Piano en 2007 laissait déjà entrevoir une patte unique, une nouvelle façon d’appréhender son instrument et une nette orientation vers la musique électronique. Le pas est franchi deux ans plus tard avec son groupe, Aufgang, dont l’objectif affirmé est de casser les frontières entre musiques acoustique et électronique. Et c’est une franche réussite ; entre l’énergie dancefloor de Sonar, le dynamisme rock de Channel 7 (ci-dessous), les évocations classicistes du bien nommé Barok et le charme foutraque de Dulceria, le son de Francesco Tristano est toujours là pour dynamiter les codes. Il vient de sortir un nouvel album solo Idiosynkrasia, et se produit assez régulièrement seul au piano pour des récitals classiques, mais également avec Aufgang, ou d’autres confrères du monde électronique (Carl Craig, Murcof) pour d’occasionnelles expérimentations.
3. Maxence Cyrin (France)
Fan de Chopin et de Debussy autant que d’Aphex Twin ou LFO, Maxence Cyrin s’est piqué de lier les deux univers en reprenant au piano des titres phares de la musique électronique dans Modern Rhapsodies, un album sorti en 2005. Il donnait alors une seconde jeunesse à des morceaux aussi divers que Behind the wheel de Depeche Mode, Acid Eiffel de Laurent Garnier ou Go de Moby. Depuis il a sorti un deuxième album, Novö Piano, basé sur le même concept où cette fois-ci ce sont MGMT, Justice ou Arcade Fire qui sont passés à la moulinette de ce spécialiste de la cover pianistique.
4. Kae Shiraki (Japon)
Je ne sais pas pourquoi mais j’ai l’impression qu’un film où le personnage principal est un pianiste a toujours du succès. Et pour mieux confirmer cette règle, j’ai bien envie de parler de Quatre Minutes, film allemand sorti en 2006 et très peu vu, l’histoire d’une détenue virtuose qui entretient une relation tumultueuse avec sa professeur pète-sec et vieux jeu. Si le film ne laisse pas un souvenir impérissable, ce n’est pas le cas de la bande son, partagée entre morceaux classiques et composition originales. L’une de celles-ci est l’oeuvre de la compositrice japonaise Kae Shiraki, qui passe par toutes les touches, toutes les cordes du piano et toutes les émotions dans ce morceau joué pendant la séquence la plus prenante du film, celle qui lui donne son nom. Quatre minutes ébouriffantes, qui justifient à elles-seules la vision du film et la quatrième place de ce top (oui parce qu’en fait j’avoue que je ne sais pas trop qui est cette femme).
5. General Elektriks (40 ans, France)
Personnellement, je ne suis pas un féru des concerts, mais s’il y a un artiste dont les performances live justifient vraiment de payer sa place, c’est bien le claviériste de génie Hervé Salters alias General Elektriks. Auteur de l’un des meilleurs albums de l’année dernière, ses concerts sont vraiment l’occasion de revisiter ses titres, de les prolonger. A dire vrai, ce garçon n’a rien à faire dans cet article car je ne l’ai jamais vu devant un piano. Son instrument c’est le clavinet, mais il le maîtrise tellement que je m’autorise ce petit écart de conduite. Ouais, on n’avait pas entendu un clavier claquer comme ça depuis Stevie Wonder.
6. et 7. Brad Mehldau (40 ans, USA) et Yaron Herman (29 ans, Israël)
On dira ce qu’on voudra mais le free-jazz c’est quand même de la merde. Il faut sûrement être un initié de très haut niveau pour prendre son pied à entendre tous ces improvisateurs de génie se masturber le mi-bémol pendant vingt-quatre minutes dans un boeuf endiablé sans se soucier une seconde de rythme, d’harmonie, de musique (apparemment). Ces deux-là l’ont bien compris et convertissent les béotiens en reprenant des titres pop à la sauce jazzy. Beaucoup s’y casseraient les dents, mais quand c’est bien fait, ça passe. C’est ainsi que Brad Mehldau, spécialisé notamment dans Radiohead s’est rendu auteur d’un Paranoid Android en solo piano absolument parfait. Quant à Yaron Herman, plus jeune, on lui doit surtout ce trio pas piqué des hannetons inspiré du Toxic de Britney Spears.
8. Matthew Bellamy (32 ans, UK)
Il semblerait que Muse soit un peu sous-estimé ces derniers temps. Et pourtant je pense qu’on se souviendra longtemps de ce groupe et notamment de son leader Matthew Bellamy, qui ne s’est jamais reposé sur son succès, constamment en recherche de nouveauté, d’autres expériences musicales. Mais toujours une constante : des partitions de piano toujours joyeusement pêchues, aux inspirations diverses mais toujours illustres, de Rachmaninov à Philip Glass. Qu’on aime ou pas sa voix certes un peu criarde, on ne peut nier les talents de compositeur de cet autodidacte génial. J’estime d’ailleurs à douze le nombre de chefs-d’oeuvre dont il s’est rendu responsable en l’espace de quatre ans (1999-2003). Parmi lesquels :
9. Jon Brion (47 ans, USA)
Allez, il faut bien que je parle un peu de musique de films, je mets un point d’honneur à ce que ça soit ma spécialité. Le panthéon des compositeurs de BO ne s’est guère élargi depuis 2000, mais il faut bien avouer que les petits nouveaux (Desplat, Giacchino, Mansell, Andrews, Amar) s’en sortent plutôt bien. Parmi eux, mon choix se portera donc sur Jon Brion, qui a réussi à se démarquer grâce à un background piano-rock assez singulier. Après avoir travaillé avec quelques artistes cool tels que Aimee Mann, Fiona Apple ou Rufus Wainwright, Brion fut appelé par Paul Thomas Anderson pour mettre en musique Magnolia, puis Punch Drunk Love. Sa faculté à produire des compositions à la fois gaies et nostalgiques, classiques et avant-gardistes, a ensuite été mise à profit dans d’autres films du cinéma indépendant américain, notamment Eternal Sunshine of the Spotless Mind, I ♥ Huckabees, ou encore Synecdoche, New York :
10. Aphex Twin (39 ans, UK)
Je fais un peu les fonds de tiroir (le syndrome du top10-ending), sachant qu’Aphex Twin, maître de l’IDM, ne sait pas lire une partition et n’est pas vraiment un spécialiste de la musique acoustique, mais j’avais bien envie de conclure sur une note électro. Aphex Twin a sorti il y a quelques années un excellent album, Drukqs, dans lequel il élargissait encore le spectre de sa musique, livrant au passage quelques pièces pianistiques très étonnantes, dont Avril 14th, réutilisé depuis dans la pub, au cinéma, et en fond sonore de la moitié des reportages phares de 50 minutes inside ou autre 100% mag. A écouter aussi : Kesson Dalef ou Nanou 2. Autant de petits hommages à cet instrument assez puissamment utilisé également chez les collègues Amon Tobin ou Xploding Plastix (ces deux derniers liens sont recommandés par la maison).